La crise du Règlement XVII, la dernière des grandes crises scolaires postconfédérales, déborde les frontières de l’Ontario et mobilise les milieux nationalistes canadiens-français de tout le pays, y compris ceux du Québec. De nombreux acteurs (intellectuels, journalistes, politiques, etc.) adhèrent à une conception largement non territoriale de la nation canadienne-française, dans laquelle ils voient une entité organique fondée sur le partage d’une langue, d’une culture, d’une foi et d’une mémoire communes. Selon cette définition de l’identité nationale, le Québec constitue le « foyer » de la nation et a un devoir de solidarité avec les communautés canadiennes-françaises dont les aléas de l’histoire ont provoqué la dispersion. Rarement l’appui du mouvement nationaliste aux minorités canadiennes-françaises aura été aussi important qu’au moment du Règlement XVII. À plusieurs égards, le conflit scolaire offre au Québec une dernière occasion de crier haut et fort son appui aux Canadiens français de la dispersion, avant que la Crise des années 1930 ne provoque les premières lézardes dans l’édifice conceptuel du nationalisme traditionaliste, lesquelles annonceront, de loin, les bouleversements intellectuels de l’après-guerre et de la Révolution tranquille.

L’appui des collèges classiques du Québec

Au début de l’année 1916, la résistance des écoles franco-ontariennes au Règlement XVII atteint son paroxysme. À Ottawa, les parents et les enseignants des élèves de l’école Guigues décident, le 7 janvier 1916, de reprendre leur école confisquée par le gouvernement. Mais la commission des écoles séparées d’Ottawa n’a plus l’argent pour garder ses écoles ouvertes. Le 3 février 1916, la commission ferme les portes de toutes ses écoles. Le sort des élèves franco-ontariens d’Ottawa provoque un nouveau mouvement de solidarité dans les collèges classiques du Québec. Par exemple, le 8 février 1916, les étudiants du Collège de Sainte-Anne de La Pocatière, comté de Kamouraska, manifestent leur soutien à la cause défendue par l’ACFEO et s’engagent à envoyer les aumônes des jeunes pour soutenir les écoles franco-ontariennes qui luttent contre le Règlement XVII. Mais, à la fin de l’année scolaire 1915-1916, les écoles françaises d’Ottawa ne sont toujours pas ouvertes.

Dans les collèges classiques du Québec, où l’on suit la résistance franco-ontarienne avec beaucoup d’intérêt, les étudiants posent à nouveau des gestes de solidarité. En juin 1916, les élèves du Collège de Lévis présentent à l’ACFEO un magnifique cahier de lettres intitulé « À nos petits frères de l’Ontario ». Dans la préface, un étudiant du collège, Gérard Tremblay, explique que ses collègues et lui veulent offrir une preuve tangible de l’appui de la jeunesse des collèges classiques québécois aux frères persécutés de l’Ontario. Signé par tous les étudiants du collège, le document contient également des compositions d’étudiants de toutes les classes où sont exprimés des sentiments de solidarité fraternelle. Les étudiants du collège s’engagent de plus à verser aux écoles de la résistance franco-ontarienne le montant d’argent servant aux prix et récompenses de fin d’année qui leur seraient normalement attribués. Certaines des compositions les plus remarquables attestent de l’intérêt porté par les étudiants des collèges classiques québécois à la situation des écoles franco-ontariennes. Par exemple, Lionel Houde félicite les gardiennes des écoles franco-ontariennes. Certaines compositions démontrent également que ces étudiants situent les principaux enjeux de la crise scolaire ontarienne dans le contexte de la Première Guerre mondiale. Ainsi, J. Antoine Bélanger compare-t-il la lutte des Franco-Ontariens à l’héroïsme de la nation belge face à l’envahisseur allemand. Gérard Tremblay souligne que les « soldats » franco-ontariens livrent un combat contre les persécutions de l’Ontario, une province à « mentalité boche ». De son côté, Marie-Louis Beaulieu souhaite que les Franco-Ontariens réussissent à obtenir la liberté de parler la langue de la France, pays alors en mauvaise posture face à l’Allemagne. Dans la même veine, R. Monette ajoute que la langue française et la foi catholique sont les seuls vestiges de la France que possède le Canada français. Aussi, espère-t-il que les « fanatiques de l’Ontario » accordent aux Canadiens français la liberté que la Grande-Bretagne prétend défendre en venant en aide à la France et à la Belgique.

La Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal

La Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal (SSJBM), fondée en 1834 par Ludger Duvernay, est la doyenne des associations patriotiques canadiennes-françaises. Si sa mission initiale consistait à veiller à l’organisation, le 24 juin, de la fête de saint Jean-Baptiste, patron des Canadiens français, elle en vient, graduellement, à jouer un rôle de revendication politique et nationaliste plus actif. Au début des années 1910, la SSJBM cherche à « assumer la haute direction de la vie de la race » canadienne-française en Amérique du Nord. Sous la présidence d’Olivar Asselin (1913-1914) et celle de Victor Morin (1915-1924), l’organisme s’investira puissamment auprès des Franco-Ontariens dans la lutte contre le Règlement XVII.

Dès 1913, la SSJBM met sur pied le Comité général du Sou de la pensée française, avec l’appui de son aile féminine, la Fédération nationale de la Société Saint-Jean-Baptiste. Le Comité est chargé de mener une campagne de collecte de fonds pour venir en aide à l’Association canadienne-française d’éducation d’Ontario (ACFEO) et au Droit, journal quotidien que les oblats d’Ottawa viennent tout juste de fonder pour donner une voix à la résistance franco-ontarienne. L’initiative, qui permet de recueillir 15 000 $, ne représente que le premier d’une longue série de gestes d’appui moral et financier qu’apportera la SSJBM aux chefs de la résistance pendant toute la durée de la crise scolaire.

Olivar Asselin

Journaliste, Olivar Asselin (1874-1937) est aussi un brillant polémiste et l’une des têtes d’affiche du mouvement nationaliste canadien-français au début du XXe siècle. Après avoir passé une partie de sa jeunesse en Nouvelle-Angleterre et prêté sa plume à plusieurs journaux voués à la défense des Franco-Américains, il rentre à Montréal où il fonde, en 1903, la Ligue nationaliste et, dès l’année suivante, le quotidien Le Nationaliste. Asselin met ses efforts de propagande au service des idées de son mentor, Henri Bourassa, qui est vite devenu le champion de l’anti-impérialisme et des droits scolaires des minorités franco-catholiques des provinces de l’Ouest.

Lorsque Asselin accède à la présidence de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal (SSJBM) en 1913, la cause des minorités canadiennes-françaises ne lui est donc pas étrangère. Sous sa gouverne, la SSJBM apportera une contribution substantielle au combat que mènent les Franco-Ontariens contre le Règlement XVII, notamment au moment du lancement de la campagne du Sou de la pensée française. L’Association canadienne-française d’éducation d’Ontario (ACFEO), qui voit chez Asselin un personnage influent aux convictions nationalistes irréprochables, ne tarde pas à l’admettre dans le cercle restreint des stratèges de la résistance. Bien après qu’Asselin aura quitté la SSJBM, les chefs de la résistance continueront de recourir à ses services. En 1920, par exemple, le directeur du Droit, le père oblat Charles Charlebois, le convainc d’user de ses connaissances pour obtenir que le ministre de l’Agriculture du Québec, Joseph-Édouard Caron, appuie une démarche de l’ACFEO auprès du premier ministre de l’Ontario, Ernest Drury, visant à mettre fin à la crise scolaire.

Henri Bourassa

Élu aux Communes en 1896, l’année de l’entente Laurier-Greenway sur les écoles du Manitoba, avant de passer à l’Assemblée législative du Québec en 1908 Henri Bourassa (1868-1952) en vient rapidement à occuper l’avant-garde du mouvement nationaliste canadien-français. Non seulement combat-il avec une fougue hors du commun le mouvement impérialiste canadien-anglais, auquel il reproche d’accepter trop facilement de mettre au service de la Grande-Bretagne les ressources matérielles et humaines du Canada, il se fait également le défenseur des minorités franco-catholiques hors Québec. En 1910, Bourassa fonde Le Devoir, quotidien qui jouit d’un très grand prestige auprès de l’élite nationaliste et cléricale. Sous sa direction, le journal apportera un appui constant et fidèle à la minorité franco-ontarienne dans son combat contre les visées assimilatrices des orangistes et du clergé irlando-catholique. Alors que la Première Guerre mondiale (1914-1918) bat son plein et que le mouvement impérialiste exige que les Canadiens français soient plus nombreux à se porter volontaires pour défendre la Grande-Bretagne, Bourassa martèle sans relâche la même idée : à son avis, il est inadmissible que l’on demande aux Canadiens français de risquer leur peau sur les champs de bataille européens alors que les « Boches » de l’Ontario leur ont retiré leurs droits scolaires les plus fondamentaux. À ses yeux, la cause nationaliste canadienne-française et la cause anti-impérialiste n’en font qu’une seule.

Omer Héroux

En 1910, lorsque Omer Héroux (1876-1963) entre au Devoir à titre de rédacteur en chef, il est déjà bien connu des milieux nationalistes. Son beau-père, le journaliste ultramontain et indépendantiste Jules-Paul Tardivel (1851-1905), était l’un des ténors du nationalisme canadien-français de la fin du XIXe siècle. Dès 1904, Héroux est, avec Olivar Asselin et Armand Larvergne, de l’aventure de la Ligue nationaliste, à laquelle Henri Bourassa, son futur patron au Devoir, sert d’inspiration et prête son prestige. Encore en 1913, il participe à la fondation de la Ligue des droits du français, la future Ligue d’Action française, aux côtés du jésuite Joseph-Papin Archambault et du docteur Joseph Gauvreau. Il assumera d’ailleurs pendant quelque temps la direction de la revue L’Action française, avant que Lionel Groulx n’en accepte la responsabilité. Pendant les années 1910 et 1920, Héroux signe, au Devoir, d’innombrables éditoriaux consacrés à la défense des droits scolaires des Franco-Ontariens et pourfendant les auteurs du Règlement XVII. Dans ses Mémoires, Lionel Groulx dira de Héroux qu’il était, à L’Action française, « l’apôtre par excellence des minorités [françaises] » et l’« homme le mieux renseigné sur [leur] situation ».

Lionel Groulx

En 1915, lorsque l’abbé Lionel Groulx (1878-1967) est nommé titulaire d’une chaire d’histoire canadienne à l’Université Laval de Montréal, les relations entre Canadiens français et Canadiens anglais ne sont pas loin d’être à leur plus bas niveau. Non seulement la crise du Règlement XVII bat son plein depuis trois ans, mais la guerre, qui vient d’éclater en Europe, est venue galvaniser les milieux impérialistes. À plusieurs égards, la crise franco-ontarienne, dans laquelle il s’investit de façon substantielle, fournira à Groulx l’occasion d’accroître sa notoriété et de s’imposer comme la figure de proue du mouvement nationaliste canadien-français. Très rapidement, il parvient à nouer des liens importants avec les principaux chefs de la résistance franco-ontarienne à Ottawa, dont le père Charles Charlebois, directeur fondateur du Droit, Napoléon-Antoine Belcourt et Edmond Cloutier, respectivement président et secrétaire de l’Association canadienne-française d’éducation d’Ontario (ACFEO), ainsi que le père Rodrigue Villeneuve, futur cardinal et archevêque de Québec, alors professeur chez les oblats de la capitale. Dans le sud de l’Ontario, l’abbé Groulx compte aussi parmi ses correspondants quelques-uns des adversaires les plus farouches de l’évêque de London, Michael Francis Fallon, qui mène une guerre sourde contre l’influence des Canadiens français dans les milieux scolaires et ecclésiastiques de la province depuis plusieurs années. Groulx, qui prononce une série de conférences dans les comtés de Kent et d’Essex en 1924, entretient des relations épistolaires avec, notamment, l’abbé Alfred Émery, curé de Paincourt, le docteur Damien Saint-Pierre, fondateur du Club Lasalle, et Joseph de Grandpré, fondateur d’une « école libre » à Windsor en 1922.

En plus de s’entretenir avec les principaux acteurs de la résistance franco-ontarienne, l’abbé Groulx pose de nombreux gestes concrets en guise d’appui à la cause qu’ils défendent. Dès 1912, à l’approche du premier Congrès de la langue française de Québec, il fait publier dans Le Devoir un article pour exhorter les écoliers du Québec à soutenir de leur obole leurs petits compatriotes franco-ontariens. Deux ans plus tard, il revient à la charge en signant, d’abord dans le journal de Bourassa, ensuite dans Le Droit, un autre texte qu’il intitule « Pour la neuvième croisade », expression qu’il emprunte à l’auteur l’écrivain français René Bazin. L’article vise à engager tous les élèves du Canada français à participer à une grande communion générale afin « de tenter une intervention suprême » auprès de la Providence et que soit renversé, une fois pour toutes, le Règlement XVII. L’abbé Groulx s’applique aussi à sensibiliser l’opinion des Canadiens français à la justesse de la cause franco-ontarienne en multipliant les conférences, tant au Québec qu’en Ontario, et en incluant la crise scolaire parmi les principales préoccupations de la revue nationaliste L’Action française, dès lors qu’il en assumera la direction en 1920. Groulx ouvre les pages de la revue aux dirigeants de la lutte scolaire, tout en rédigeant lui-même plusieurs textes d’appui, parfois sous la signature de Jacques Brassier, l’un de ses nombreux pseudonymes. C’est en 1924, par ailleurs, que la revue décerne son premier (et son seul) Grand Prix d’Action française au président de l’ACFEO, le sénateur Napoléon-Antoine Belcourt.

La cérémonie, qui a lieu à Montréal le jour même de la fête de Dollard des Ormeaux, permet à Groulx non seulement de faire l’éloge du lauréat, mais aussi de réitérer l’appui que voue son mouvement à la cause franco-ontarienne. Enfin, Groulx, qui use de tous les moyens à sa disposition pour venir en aide à ses compatriotes de la province voisine, va même jusqu’à consacrer un roman, en 1922, à la question scolaire. Intitulé L’appel de la race, le roman, qu’il signe sous le pseudonyme d’Alonié de Lestres, raconte le « réveil » national de Jules de Lantagnac, un avocat d’Ottawa très lié à l’élite canadienne-anglaise de la capitale, et dont l’épouse, elle-même anglophone, le déserte après qu’il eut décidé de se porter à la défense de ses compatriotes franco-ontariens. L’appel de la race suscite de nombreuses polémiques dans le milieu intellectuel et littéraire canadien-français de l’époque, notamment en raison de ce que certains critiques accuseant son auteur d’avoir exploité indûment les déboires conjugaux du sénateur Belcourt au moment de créer son protagoniste, Lantagnac, accusation que Groulx, cependant, aura toujours réfutée.

L’Association catholique de la jeunesse canadienne-française (ACJC)

Les origines de l’ACJC remontent au début du XXe siècle, lorsque les abbés Lionel Groulx et Émile Chartier, professeurs, respectivement, à Valleyfield et à Saint-Hyacinthe, songent à donner à la jeunesse collégiale du Canada français une structure semblable à l’Association catholique de la jeunesse française, laquelle cherche, depuis 1886, à former une élite catholique militante dans l’Hexagone. Plus nationaliste que sa consœur française, l’ACJC, qui voit le jour en 1904, multiplie les cellules non seulement au Québec, mais aussi dans les maisons d’enseignement supérieur des autres provinces, notamment à Ottawa et à Sudbury. Dès l’adoption du Règlement XVII, l’Association s’investit dans la crise scolaire en organisant de nombreuses activités (conférences, collectes de fonds, etc.) pour appuyer la résistance franco-ontarienne. Vers 1914, par exemple, elle parvient à recueillir plus de 530 000 signatures pour dénoncer la suppression des droits scolaires des Canadiens français de l’Ontario. Entre 1915 et 1924, elle verse environ 75 000 $ dans les coffres de l’Association canadienne-française d’éducation d’Ontario. L’élite nationaliste du Québec et de l’Ontario voit dans l’ACJC un excellent moyen d’éveiller le « sens national » de la jeunesse canadienne-française et appuie sans relâche les efforts qu’elle déploie pour venir en aide aux Franco-Ontariens.